Caroline, nouvelle maîtresse des lieux peste et s’insurge.
« Les pages sont illisibles au troisième chapitre et je n’arrive plus à lire cette histoire d’une certaine Emma que je ne connais pas mais qui m’attendrit déjà. Une cinquantaine de pages qui demeurent blanches malgré mes suppliques.
J’ai trouvé cette petite boîte sous les toits. Je viens d’emménager et j’ai gardé tellement de souvenirs qu’il m’a fallu monter dans le grenier afin de voir si je pouvais les y entasser.
C’était tout poussiéreux alors j’ai commencé par balayer. Et c’est dans un coin, cachée sous les débris et les toiles d’araignées que je l’ai trouvée. Elle était fermée à clef. J’ai eu un moment d’hésitation. L’impression de trahir un secret peut-être ?
Je ne pensais pas si bien dire.
Pourquoi l’avoir laissé là ? Combien d’années se sont écoulées ? Renferme-t-il des billes, un lingot, des papiers importants ? Révèle-t-il un trésor caché ? Ai-je le droit de l’ouvrir ? Dois-je en avertir le notaire afin qu’il le remette aux anciens propriétaires ? En quelques instants, je me suis transformée en une petite fille très excitée, emplie de curiosité.
Je me suis rendue dans le salon. J’ai composé le numéro de téléphone de l’agence notariale quand un détail me revient. Il n’y a aucun héritier et la vieille dame a demandé que l’intégralité de la vente soit reversée à une association dont le nom m’échappe à cet instant précis. J’ai donc raccroché et n’y tenant plus, j’ai brisé la serrure. Elle n’était pas bien solide. Le coffre en métal a rouillé et les bosses sont nombreuses. Heureusement le contenant a été protégé, enroulé dans un sac.
Découvrant un paquet de feuilles pliées en deux, j’avoue avoir été déçue dans un premier temps.
Cela ne dura qu’une demi-seconde. À peine avais-je entamé la lecture que je décidais, intriguée de ne plus m’arrêter avant la fin.
Trois chapitres. Seulement trois chapitres puis un saut dans l’histoire de quarante ans. « Comment vais-je recoller les morceaux ? Qu’ai-je manqué ? À peine commencé-je à plonger dans les années folles que oups, plus rien !
Moi, qui adore cette période me voici frustrée. Je tourne et je retourne les feuilles. Rien avant de repartir en 1970 ! J’essaie tous les subterfuges possibles et imaginables supposant une encre invisible. La chaleur d’une flamme, du vinaigre, un jus de citron, un oignon. Rien n’y fait. Cette encre n’a rien de sympathique. Quel révélateur pourrait m’aider ? Même en transparence, aucun mot n’apparaît.
Faisant contre mauvaise fortune, bon cœur, Je décide de lire la suite après m’être préparé un bon thé. Pour moi le meilleur est celui que l’on nomme Oolong. Son oxydation imparfaite entre thé noir et thé vert, en fait un breuvage aux multiples propriétés. Il stimule le métabolisme, réduit le cholestérol et aide aussi un peu je l’avoue pour la perte de poids. Je déteste que les petits bourrelets s’installent surtout après la cinquantaine.
Je m’appelle Caroline mais les amis me surnomment Caro comme toutes celles qui portent le même prénom. Ce n’est pas original. Mais, à mon âge, je ne vais pas changer les choses. Je n’attache pas d’importance à ce qui n’en a pas. Un prénom est choisi par ses parents et qu’il plaise ou non, c’est celui que vous portez durant toute votre vie. Mon amie Corinne que je surnomme Coco se fait appeler Léa et c’est comme ça ! Étant un peu rebelle, je continue de l’appeler Coco et je ne crois pas qu’elle m’en veuille. Connaissant son caractère, elle me l’aurait dit depuis longtemps. Parfois, les diminutifs n’ont pas de rapport. J’ai connu une Ludivine dite Lulu, un Nicolas que l’on appelait Coco, une Camille que sa mère surnommait Caca et elle détestait cela. Ce que je peux comprendre même si c’était avec beaucoup d’humour. Eh bien moi, c’est Caro et cela me va. Je n’ai pas d’enfant parce que cela devait certainement en être ainsi. J’ai connu la passion, le désarroi, des hauts et des bas…tout ce qui fait une vie et je ne m’en plains pas. Mon existence est riche d’un tas d’événements et de rencontres aussi. Alors, découvrir un coffret dans lequel il y a une histoire me sied à ravir.
Dans la salle à manger, .je choisis mon compagnon de toujours, un fauteuil club qui m’accompagne depuis plus de trente ans. L’assise et le cuir s’étant ramollis, il est devenu plus douillet. Ma tasse de thé trône sur le petit guéridon. Je jette un œil à la fenêtre. Il pleut. Le doux cliquetis des gouttes d’eau m’encourage, résonnant comme une musique de fond. Ma concentration est à son maximum. Emma, j’arrive. Je viens à ta rencontre, espérant bientôt connaître la raison de ce recueil. Je replonge dans les années soixante-dix. Tu as maintenant cinquante ans passés. Vais-je réussir à faire le lien ? Ces pages blanches me torturent. Qu’ai-je manqué ? Je chausse mes lunettes. Ma curiosité est à son comble.
-Je n’ai pas écrit dans ce que je considère comme mon journal depuis bientôt quarante années et nous serons bientôt en 1970. J’ai du retard à rattraper. Pour l’instant, à cinquante ans passés, je baigne dans la folie des sixties ! Moi la petite institutrice, je n’en crois pas ni mes yeux, ni mes oreilles.
Je vous raconterai peut-être dans quelques pages le pourquoi de cette longue absence.
Mille fois j’ai failli revenir mais je n’étais pas prête.
Aujourd’hui, le monde est en ébullition.
Si les tensions internationales et les révoltes sont nombreuses, la période demeure heureuse. On a mal commencé avec le mur de Berlin, le décès de Marylin puis celui des Kennedy ou encore de Martin Luther King. Le Viêt Nam, Cuba, Prague, l’Algérie. L’arrestation de Nelson Mandela. Un nouveau pape. La période semble révolutionnaire dans tous les domaines. L’agriculture, la religion, les étudiants, le droit des femmes. On marche sur la tête mais également sur la lune. Et, on danse au festival de Woodstock.
Le monde réclame la paix et la dénucléarisation.
La télévision est en couleur. Elle compte deux chaines. Les nouvelles traversent les océans et les continents presqu’à vitesse réelle. Et moi, Emma qui suis avide d’apprendre, je regarde où va le monde. Les ravages de la seconde guerre mondiale semblent peser un peu moins lourd, même si parfois l’annonce de la capture d’un officier SS ravive les souvenirs avec douleur.
J’enseigne toujours ; mais j’ai migré en Bretagne. Au départ ce ne fut pas chose facile. Mais je peux dire aujourd’hui que les chapeaux ronds m’ont adoptée. Je suis restée en Ille et vilaine. J’ai connu différents établissements. Des petits villages où les classes étaient jumelées, aux villes plus importantes comme Fougères ou Vitré. J’aime mon travail et il me le rend bien. Avec les années, on m’a confié la direction de certaines écoles. Ce fut un plaisir. Les enfants sont incroyables. Il faut parfois faire acte d’autorité, mais la majorité a soif d’apprendre et, c’est pour moi un régal de participer à leur éveil. J’essaie de rendre mes cours dynamiques, participatifs et motivants. Qui nourrira le poisson cette semaine ? Qui fera des recherches sur les feuilles des arbres ou sur Charlemagne pour la prochaine leçon ?
J’ai gardé le système des bons points et des images. Les enfants ont besoin de motivation et de challenges. Je suis toujours étonnée quand ils viennent au bout de dix bons points chercher une image. Chaque élève passe un temps incroyable à la choisir.
Il s’agit majoritairement de paysages mais on trouve quelques voitures ou encore des animaux. Le choix des garçons porte sur les automobiles, celui des filles sur les animaux. Les paysages partent en dernier. Pourtant, il me semble bien que si j’étais à leur place mon cœur et mes yeux préféreraient voyager. À la fin de l’année, les images permettent d’avoir un petit cadeau Je récupère donc les trophées pour l’année suivante. Il en manque toujours un peu mais cela me permet d’en commander de nouveaux. Il faudrait que je trouve des inventeurs, des faits historiques. Cela doit certainement exister. J’aimerais tellement que chaque élève puisse gagner une image. Les cancres me désespèrent avec leur regard de chien battu. Alors parfois, j’invente une question faite exprès pour eux, ou je leur donne une image pour toute autre chose. Pas obligatoirement une bonne réponse. Je suis comme ça. Récompenser au mérite me semble juste. Mais encourager est également valorisant et primordial si l’on veut que l’enfant se projette autrement. Certains complexent tellement qu’ils se renferment. Dans la cour d’école Yves ne joue plus avec les autres. Jacques passe son temps à faire des châteaux de sable et Louis joue tout seul avec ses billes. Ils envoient au loin des cailloux du bout de leurs chaussures en gardant tête baissée. C’est pourquoi, pour ceux qui restent effacés au fond de la classe et dont les résultats sont trop moyens, j’essaie d’être à l’écoute. C’est le cas de Georges. Je lui réexplique la leçon pendant la récréation. Je reste à l’étude avec Maryvonne ou encore Florine. C’est le seul moment où la patience ne me fait pas défaut. Parfois, la raison de mauvais résultats est ailleurs, au sein du foyer. Un parent trop violent, absent, ou encore alcoolique. Mon travail devrait s’arrêter à la porte de l’école car je sens le danger. Ramener tous ces problèmes à la maison me gangrène au quotidien. Je respire école, je mange école, je dors école…Je vis repliée sur moi-même. Je pourrais m’échapper et vaquer à d’autres activités mais mon passé me colle à la peau. Je me dois d’aider ces enfants.
Si le monde n’est pas toujours beau, il a pourtant les couleurs de l’arc en ciel. Constamment il oscille entre le clair et le foncé pour virer finalement au gris. Et c’est à cela que ressemble mon existence. Enfant je nourrissais des rêves en pagaille, tous plus grands les uns que les autres. En grandissant je les ai revus à la baisse. Non pas que mes exigences envers la vie s’étaient amoindries, mais parce qu’au regard de la réalité, cela me semblait impossible. J’y aurais laissé mes ressources, et je déteste perdre des batailles.
Mes armes sont inoffensives ; mais grâce à elles j’ai souvent gagné la guerre. De bien petites en vérité, mais une médaille reste une médaille. Je me souviens de cette volonté qui tant de fois vint à mon secours devant certaines difficultés. Alors que je pensais être face à une montagne, je me découvrais des forces cachées. Pour le sport par exemple. Je ne faisais pas partie des meilleures mais grâce à elle, je trouvais la force d’aller jusqu’au bout. Je peinais pour la vitesse, je me dépassais en endurance. Cela me sauva même la vie en quarante. Quant à mon impatience, d’aucun considère que c’est un défaut. Moi, ce fût ma chance. J’avais horreur d’attendre, et c’est toujours le cas. Si elle ne m’avait pas poussé à désobéir pendant la guerre, je ne serais peut-être pas devant cette feuille de papier aujourd’hui.
J’avais l’habitude d’aller chercher le lait à la ferme et ce jour-là, Rémi, le fermier n’était pas prêt. J’enrageais car j’avais rendez-vous avec mon amie Géraldine qui habitait à l’autre bout du village. Alors, j’ai laissé mon petit pot tout en me disant que je reviendrais plus tard. Je n’ai jamais revu Rémi. La milice était passée, embarquant avec elle toutes les personnes présentes dans la cour ce jour-là. Je n’ai jamais raconté cela à quiconque. Je ne savais que trop bien ce qui avait pu leur arriver. J’en eus d’ailleurs confirmation plus tard. Dans notre petit village, nous vivions relativement tranquilles même si certaines denrées se faisaient rares. Nous étions bien plus chanceux que les gens de la ville qui eux, n’avaient ni potager, ni animaux. Les allemands étaient de l’autre côté de la seine, sur la rive gauche. Le pont de Courcelles avait subi des « pétardages » mais l’ennemi traversait par bateau.
J’ai fait quelques recherches après la guerre. Comme toute institutrice, je trouvais important de pouvoir argumenter les leçons. Ce que j’ai trouvé concernant Gaillon, la ville la plus proche m’a effrayée. À quelques kilomètres de chez moi, on enfermait les gens dans une bastille. On les torturait et quand ils n’étaient pas passés par les armes, les envoyait mourir dans des camps…Je ne regarderai plus jamais le château du cardinal Georges d’Amboise de la même manière. Je l’ai en horreur. Et ce ne sont pas les nombreuses expositions venant célébrer l’art qui me ramèneront à lui.
La période est pour moi un cauchemar sur lequel il faudra que je revienne si je veux me libérer de mes peurs nocturnes et de ma profonde tristesse. Je refuse de voir un médecin et de lui donner la clé du secret que je renferme depuis tant d’années.
Je suis revenue vers toi cher journal…donne-moi un peu de temps encore.
La guerre d’Algérie ne me laisse pas de bons souvenirs non plus ! Mais, quel combat pourrait être source de joie sinon pour celui qu’il libère ?
Je me souviens d’un réel mouvement de décolonisation un peu partout. L’Algérie réclamant elle aussi son autonomie. Huit ans d’une lutte acharnée en ont découlé. Alors que le gouvernement annonce « une simple opération de maintien de l’ordre », l’opposition est réelle entre réformistes et nationalistes. Une véritable guérilla s’opère alors. L’armée française gagne la guerre mais l’opinion internationale et métropolitaine ne lui est pas favorable. Divisé politiquement, le gouvernement fait appel au Général de Gaulle mais la IVème république sombre. Le FLN (front de libération nationale) intensifie les attentats. Ici en métropole personne ne sera pas épargné. Alors, les gens commencent à se mobiliser pour la paix. Il nous tarde car l’OAS (organisation de l’armée secrète) ne cesse de multiplier les attentats aveugles. C’est une fuite en avant meurtrière et désespérée.
Le trois Juillet 1962 sera une libération pour tous.
Le bilan humain est très lourd. Le retour au pays difficile. Les horreurs décrites par certains sont réelles et en deçà de la réalité. Par pudeur, ils n’osent tout révéler. Enfouie au plus profond, la violence pénètre leur inconscient. Les cauchemars sont leur quotidien. J’ai écouté des amis raconter l’horreur de la guerre mais je suis incapable d’imaginer le fardeau que cela doit être gravée à jamais dans leurs sombres souvenirs. La plus petite évocation faisant jaillir les larmes. Les mots engendrent des maux et une colère loin d’être salvatrice. Durant cette période j’ai beaucoup lu la presse. Les témoignages requis par la suite étaient bien pires que ce que racontaient les journaux.
Je me souviens avoir fait la connaissance, il y a quelques mois d’un jeune homme qui allait rejoindre la Bretagne et plus particulièrement Quimper au beau milieu du Finistère. Les événements de 68 avaient rendu Paris invivable.
Il s’appelle Roger Rose. J’ai écouté son histoire des heures durant. Il avait vingt-trois ans quand on l’a envoyé en Algérie en mai 1958. Il y est resté jusqu’au 26 Avril 1959 à 12 heures 04 ! Un fellaga a dégoupillé une grenade juste devant lui avant de la lui jeter au visage.
Rapatrié en urgence, un chirurgien a reconstruit sa mâchoire sans pouvoir enlever tous les éclats qui avaient pénétré la chaire. Une prothèse lui a permis de garder figure humaine. Je ne peux cher journal te confier ce qu’il m’a raconté. Quand j’y pense, j’en tremble encore. L’être humain est capable du pire. Pourtant, Roger s’estime chanceux car son grand Amour qui avait promis de l’attendre, a tenu parole. Ils se sont rencontrés à Lille, ville où Roger faisait son service militaire en tant que caporal instructeur dans le 43ème régiment d’infanterie. Elle se nomme Marguerite et est en effet devenue Madame Rose le 16 Juillet 1960. Une histoire de fleurs, puisque l’homme est jardinier de métier.
À Paris, il a travaillé huit ans au parc Montsouris. La création de ce magnifique jardin ne fût pas des plus aisées mais on ne refuse rien à Napoléon III. Il s’agissait pour l’ingénieur de l’époque, Jean-Jacques Alphand, de transformer une carrière jonchée d’ossements humains et dans laquelle se trouvait une voie ferrée, en un magnifique endroit de verdure
Le jardin et son lac artificiel virent le jour en 1878.
Roger me raconta également l’origine de l’appellation du parc. Elle prend sa source il y a bien longtemps, quand les moulins de la Bièvre ne fonctionnaient plus, et étaient habités par des souris et des rats. Le lieu fût alors baptisé « moque souris » avant de devenir Montsouris. J’adore connaître ce genre d’histoires. Pareilles aux fleurs dans un jardin, elles n’apportent rien sinon de l’embellissement !
Roger est fier de ces grands arbres et notamment du parasol chinois.
Hérons, cygnes et canards envahissent le lac.
En faire le tour est enchanteur.
L’an passé, il a reçu le louis d’or du jardinage des mains du préfet de Paris et en est très fier.
Petit à petit le souvenir du commando disciplinaire héliporté auquel il appartenait s’éloigne. Le jardinier se concentre sur l’essentiel. Voir grandir ses garçons Christian et Eric, et pousser ses plantations. Il respire. Et chaque matin, Marguerite qu’il vénère, a droit à sa tasse de café au lit !
Lors de notre rencontre, il s’était empressé, sachant que je vis à la campagne de me donner des conseils.
-L’eau ne doit jamais toucher les tomates. Il faut absolument leur fabriquer un petit toit. Et vous devez avoir des outils performants. Il y a longtemps, j’ai trouvé l’objet magique. Un tournevis dont j’ai tourné la pointe sur quelques centimètres en la chauffant sur ma gazinière. Ensuite, je me suis aidé d’une pince et je l’ai recourbée. Il ne m’a jamais quitté. Et si vous souhaitez éloigner les oiseaux de vos semis, il faut trianguler. Vous faites des triangles avec des bouts de bois et de la ficelle bleue. Oui, le bleu est répulsif pour les oiseaux ! Vous ne le saviez pas ?
Roger est intarissable. Et sa pointe d’humour n’est pas pour me déplaire. Je ne sais pas si nous nous reverrons un jour, je l’espère » …